Le début de l’été signifie aussi, doucement, la fin de son stage et, avec lui, le retour des questions. Que faire ensuite ? Ou aller ? Quincy voudrait créer sa propre marque de vêtements mais elle voudrait aussi se faire embaucher pour de bon chez Waldorf. Ce serait l’idéal pour pouvoir rester à Sunrise Valley. Parce que c’est bien ça, finalement, qui lui prend le plus la tête ces derniers jours. Elle sait qu’elle veut rester. Rester. Le mot a comme une consonance étrange, des accents d’une autre langue, un sentiment bizarre que personne ne pourrait comprendre à part son jumeau. Parce qu’ils ne sont jamais restés quelque part bien longtemps. Ballotés de ville en ville, de famille en famille, d’école en école. Ce n’est pas quelque chose qu’elle a l’impression d’avoir totalement détesté. Bien sûr, elle a détesté les familles, détesté de ne pas avoir de vrai lieu à elle — en dehors de sous un château de draps et de coussins avec Kay ou, à défaut, tout simplement dans ses bras — mais voir du monde, rencontrer des gens, se laisser dépayser ne lui a pas toujours déplu. C’est déstabilisant, c’est sûr, mais c’est ce qu’elle connaît. Quand on n’a pas le temps de s’attacher aux gens, aucun problème n’est vraiment grave. Aucune réputation n’est jamais détruite. Aucune relation vraiment toxique. Aucun cœur n’est brisé. Ça dure un peu puis ça disparaît. Thank you, next.

Pourtant, cette fois-ci, elle sait qu’elle veut rester. Pas seulement pour l’odeur d’iode, le soleil, et le bruit de l’océan qui remonte jusque dans sa chambre les soirs de tempêtes mais surtout pour les personnes qu’elle a rencontrées à Sunrise Valley. La simple idée de laisser Tad, dont elle est follement amoureuse, derrière elle est insoutenable. Mais ce n’est pas que lui. C’est tous les ES, tous les vrais amis qu’elle s’est faits. Tant pis si ça veut dire que les problèmes passés et futurs seront vraiment graves. Ça en vaut la peine. Même la dispute avec Nova, ça en vaut la peine, parce que c’est réel. De vraies émotions. Une vraie envie que ça s’arrange pour la récupérer dans sa vie, elle qui lui avait promis de ne jamais en sortir. D’être toujours là pour elle. C’est peut-être un peu raté pour l’instant mais elle si elle veut rester, c’est pour ça aussi, pour avoir le temps de réparer.

Malgré tout ça, il y a des arguments pour partir aussi. Déjà, rien que le fait qu’une bonne moitié de son cœur se balade librement à NYC. Enfin, « se balade ». Kay n’est pas connu pour ses longues promenades dans des rues bondées de monde mais plus pour sa capacité à rester des jours entiers enfermé dans la pénombre sur son ordinateur à oublier de s’alimenter. Est-ce que quelqu’un pense à lui apporter à manger ? Combien de cup noodles a-t-il ingurgité cette semaine ? Sûrement bien trop. Et c’est sûrement pour ça aussi qu’elle, elle ne peut pas les voir en peinture ces cup noodles. Ça doit être un truc de jumeau, le lien mystique dont tout le monde parle : parce qu’il en mange trop, elle a l’estomac au bord des lèvres rien qu’à y penser. N’empêche. Il serait peut-être temps qu’elle le rejoigne là-bas. Et puis, il y a plus d’opportunités de carrière là-bas, non ?

Tout ça, ça fait deux bonnes semaines qu’elle voudrait lui en parler. Lui demander conseil. Qu’il l’aide à démêler ses pensées, lui qui la connaît si bien. Sauf qu’elle en a marre de l’appeler sur FaceTime. Et qu’elle ne digère pas très bien qu’être à New York puisse être plus intéressant qu’être avec elle, même si elle est dans une petite ville que personne ne connaît. Le genre qui organise des festivals du cornichon et qui n’a pas de Mcdo. Elle est quand même beaucoup plus importante qu’un fast food, fut-ce une chaîne générant des milliards de dollars de revenus par an alors qu’elle-même dépense plus d’argent qu’elle n’en gagne. Merci MasterCard.  

Quoi qu’il en soit, ce soir là comme les quelques précédents, elle rentre un peu tard. Parce que le plan c’est quand même de rester à Sunrise Valley dans les meilleures conditions et qu’elle a donc une Madame Waldorf à impressionner. Elle ne sait pas encore à quoi sa soirée va ressembler, elle a encore un peu d’énergie à revendre, et ça pourrait signifier une petite virée à l’Iconic avec son copain pour y trainer avec Ellie et CJ. Il y a d’ailleurs carrément des chances que Brazavich y soit déjà. Elle monte donc les escaliers avec un sourire bête sur les lèvres, caressant l’idée de lui envoyer par SMS un « T ou ? Tfkoi ? » bien cringe juste pour le troll. Et peut-être aussi un peu pour savoir où il est et ce qu’il fait, parce que ben, autant l’assumer, elle a quand même envie de savoir.

Sauf qu’elle n’a le temps de taper que les premières lettres avant d’ouvrir la porte de sa chambre et de savoir. Savoir qu’il y a quelqu’un dans son lit mais aussi savoir qui est ce quelqu’un. Parlez d’instinct, parlez de magie, parlez d’amour, ce que vous voulez mais la vérité est là : Quincy sait que la masse sous ses draps, c’est l’autre partie de son cœur. Elle voudrait marcher vers lui d’un pas lourd et vénère, le bousculer et lui demander ce qu’il fout là parce qu’elle lui en veut d’être parti si longtemps, de lui avoir laissé croire qu’il se bâtissait sa vie loin d’elle et qu’il pouvait se contenter de FaceTime relativement laconiques avant qu’ils ne soient coupés par la vie de l’un ou de l’autre quand ce n’était pas tout simplement dérangés par le décalage horaire. Elle voudrait  pouvoir le sortir de son lit en le tirant par la peau du cou et lui dire de revenir avec des cadeaux et une lettre d’excuse, au grand minimum.

Mais ce n’est pas du tout ça qu’elle fait. Parce qu’alors que ce scénario impossible se joue dans sa tête, elle reste plantée là, les yeux rivés sur lui, figée le téléphone en main et son cœur semble battre différemment quelques instants, comme s’il se re-synchronisait sur le sien. Sa gorge se serre et c’est comme si elle ne comprenait que maintenant à quel point il lui avait manqué. A quel point rien n’est pareil quand il est loin, ça n’a rien à voir, même l’air est moins lourd, l’existence est moins lourde. Aucune colère, que du soulagement et des larmes qui lui montent aux yeux alors qu’elle ne peut faire qu’une chose : abandonner son portable sur le sol de sa chambre et venir se glisser sous les draps avec lui, passer un bras autour de lui alors que les larmes débordent doucement, en silence. « Kay, t’étais pas là. » Une évidence chuchotée alors qu’il ne l’entend peut-être pas encore. Des mots d’enfants, parce que quand il est là elle a facilement 6 ans et demi. Il était pas là alors qu’elle était dans une nouvelle famille d’accueil, mais une bien cette fois. Une qu’il aimerait aussi, s’il restait pour qu’elle la lui présente. Lovée contre lui, elle s’imprègne de cette odeur si familière, celle qui est peut-être la sienne aussi. À une petite différence près. « Tu sens les cup noodles. », elle ajoute, toujours aussi doucement, toujours quelques larmes roulant sur ses joues. Ça aurait pu être un reproche mais, ça aussi, c’est emprunt de soulagement. Qui aurait pu croire que cette odeur lui manquerait ? Est-ce qu’il en a mangé dans l’avion ? Est-ce qu’il est venu en avion ? Est-ce qu’il en a mangé ici ? Depuis combien de temps est-il là ? Elle voudrait tout savoir, chaque seconde de ce qu’il a fait et pensé avant de se retrouver chez elle mais pour l’instant, elle laisse s’égrener les secondes et son cœur se calmer, contre lui.

Quincy n’est jamais vraiment ‘à la maison’ quand Kay n’est pas là. Sûrement parce que son jumeau est la seule constante qu’elle aie connu dans sa vie. Toujours dans le coin, très souvent dans son champ de vision. Jamais loin. Sauf ces derniers mois. Bien sûr, elle sait qu’ils ne peuvent pas passer le restant de leurs jours collés l’un à l’autre. Ils ont besoin de leur indépendance mais ce qui lui manque de l’enfance et de l’adolescence c’est surtout ça : revenir à Kay. Rentrer ‘à la maison’ et savoir qu’il serait là. En train de geeker sur son ordi, toujours prêt à écouter toutes ses histoires et la réconforter, si besoin. D’une certaine façon, son jumeau a beaucoup de mérite. Surtout pour ne pas l’avoir tuée, cette nuit, il y a une dizaine d’année, où elle est rentrée bourrée à 4h du matin et qu’elle a réussi à le persuader de sortir du lit pour aller acheter une glace avec elle au magasin de nuit.

Évidemment, elle est aussi capable de faire n’importe quoi pour lui. Après tout, n’était-elle pas encore en train de se dire, rien qu’il y a quelques minutes, qu’elle serait sûrement capable de tout plaquer pour le retrouver à New York s’il ne revenait pas ? Même si ça signifie rompre avec Tad. Non. Ça gorge se serre, rien qu’à l’idée, mais ça ne sert à rien d’imaginer ce cauchemar parce que Kerwan est ici maintenant. Tout contre elle. Il est revenu. Il reviendra toujours. Il sera toujours là. Avec son odeur de Cup Noodles. Kay pouffe en entendant ça et Quin sourit, heureuse. « Et toi tu sens le parfum. Je ne suis pas très fan de celui-là. » Toujours cette honnêteté sans borne. À n’importe qui d’autre, elle aurait répondu ‘va te faire foutre’ mais avec lui, elle pouffe à son tour. « Je trouve qu’il faisait plus professionnel que l’autre. » Évidemment, ‘l’autre’ dont elle parle, c’est son préféré et elle sait que Kay voit très bien lequel. Pas besoin de préciser, avec son jumeau. « J’essaye de me faire embaucher chez Waldorf. Ce serait idéal pour pouvoir rester ici. », elle ajoute pour expliquer pourquoi elle a besoin d’un parfum qu’elle trouve plus ‘professionnel’ que celui qu’elle aime vraiment. Quant à pourquoi elle veut rester, pas besoin de préciser non plus : Kay a longuement entendu parler de Tad. Se faire définitivement embaucher sur son lieu de stage actuel serait la meilleure façon de n’abandonner ni son rêve de travailler dans la mode ni l’homme de sa vie. Après tout, rester à Sunrise avec lui mais n’y faire que des petits boulots pour subsister serait certainement tout aussi difficile pour elle qu’aller dans une grande ville et y réaliser son rêve sans lui.

Bercée par le rythme cardiaque somnolent de son jumeau, Quincy se détend de plus en plus. Chasse toutes ces pensées angoissantes. S’autorise à glisser temporairement dans l’insouciance de l’enfance. « Tu m'as manqué, Quincy. » Elle ressert quelques secondes son étreinte autour de lui. « Tu m’as manqué aussi, Kingcy. » Elle sourit. À ses yeux, ce surnom signifie qu’ils règnent à deux sur l’univers. Combien de fois, enfant, n’a-t-elle pas imaginé ça ? Eux d’eux, capable de transformer le monde selon leur bon vouloir, encore plus puissants que Dieu, partageant le pouvoir pour se garder l’un et l’autre sur le chemin de la bienveillance ? Bien consciente qu’il n’ira nul part, même s’il n’est plus enfermé dans ses bras, elle le lâche pour se mettre sur le dos et regarder le plafond. « Je pense que pour sécuriser ta présence ici, je vais être obligée de te trouver une copine ou un copain. », elle dit, un sourire malicieux sur les lèvres, amusée. En vérité, l’idée ne lui plaît pas. Pas du tout, même. Elle dit juste ça pour voir sa réaction parce qu’elle n’est pas prête à le partager. Elle n’y est pas habituée. Alors que lui, il l’a déjà vue sortir avec des garçons. Donc c’est forcément plus facile, non ? Même si elle n’en a jamais vraiment aimé aucun. « Sinon, mieux ! Je vais faire un enfant à Tad comme ça tu seras obligé de rester pour être Tonton Kay. » Elle rit, évidemment totalement consciente que ce n’est pas une bonne raison pour faire des enfants, tout en imaginant son frère s’occuper d’un bébé. « C’est fou comme j’ai toujours de bonnes idées. Quel génie. » Nouveau rire. Elle est tellement heureuse d’être avec son frère.