La matinée était belle, ensoleillée et chaleureuse, sans que la température ne soit assommante. Le moment idéal pour se rendre à la fête foraine entre père et fille. Chaque année, Jill leur organisait un ou deux jours rien que pour eux, notamment aux alentours de leur anniversaire commun. Elle se chargeait alors des enfants et de toutes les corvées, leur laissant le champ libre pour passer du temps ensemble. Elle comprenait à quel point il était important qu'ils se retrouvent tous les deux. Rien que tous les deux. Comme autrefois, comme dans leur autre vie, celle avant le drame. Vraiment, Leslie ne parvenait toujours pas à croire à quel point son épouse était un être formidable. Ils se comprenaient parfaitement tous les deux, si bien qu'ils n'avaient parfois pas besoin de mots pour communiquer. Leslie était toujours autant amoureux qu'au premier jour. Non, en vérité, il était encore plus amoureux qu'au premier jour.
Cette année, le choix de la fête foraine avait été une évidence. Il n'y avait pas tant d'événements et de spectacles à Sunrise Valley, alors toute nouveauté était la bienvenue pour briser la routine des habitants de la ville. Les forains s'étaient installés quelques semaines plus tôt, et Leslie avait aussitôt sauté sur l'occasion pour y convier sa petite licorne. Il était vrai que le poids de l'absence d'Arden assombrissait chaque année leur date anniversaire, mais ils s'efforçaient d'aller de l'avant et de profiter de ces instants en compagnie l'un de l'autre. Après tout, leur passé leur avait appris à quel point la vie pouvait être courte, et sa fin brutale.

Souriant, Leslie présenta son bras à Alexis afin qu'elle s'en saisisse et ils entrèrent tous les deux dans l'enceinte de la fête. Il y avait tant d'attractions que Leslie ne sut où accrocher le regard. Il était encore tôt, et la foule n'était pas encore si dense qu'elle le serait certainement dans l'après-midi.
« Tu veux commencer par quoi ? » demanda-t-il à sa fille. Il prit alors le temps de l'observer, cette enfant qui, à ses yeux, était toujours son précieux bébé. Elle avait bien grandi, une jeune femme à présent. Une jeune femme responsable et courageuse. Il était si fier d'elle, qu'il ne put s'empêcher de sourire davantage en la regardant, une lueur pleine de tendresse dans le regard. Elle était adulte, mais ça ne l'empêcherait jamais de jouer les pères poule. Cot cot.

« Regarde-moi ces barbes à papa ! » s'exclama-t-il alors qu'une douce odeur sucrée lui envahit les narines. En effet, sur le côté se trouvait un stand avec une bonne quantité de douceurs. « Ça te dit ? Ou tu préfères commencer par une attraction ? » demanda-t-il ensuite sur un ton enthousiaste. La journée ne venait que de commencer et ils auraient le temps de faire le tour.

Depuis ses années à l’école de police, peut-être même avant, Alexis a pris l’habitude de se lever tôt le matin - un peu d’exercice, un bon café et quelques tartines, et la voilà prête à affronter sa journée, quand il aurait fallu, bien avant ça, toute la patience du monde pour la tirer du lit à une heure décente.

Ce matin-là, en revanche, comme tous les ans à la même date, elle est déjà levée avant l’aube - son footing matinal effectué et sa douche prise avant même que les plus matinaux de sa famille étendue n’aient commencé à émerger de leur sommeil. C’est une journée particulière que la jeune femme attend toujours avec impatience - toujours mêlée d’une once de tristesse, malgré tout - et il aurait fallu rien de moins qu’une catastrophe planétaire pour l’obliger à la manquer.

Ce n’est pas tous les jours son anniversaire, à ce qu’on dit, et, partageant le sien avec son père - ainsi que sa jumelle disparue, toujours présente dans leur cœur - Alexis estime assez légitimement que celui-ci a bien plus de valeur que n’importe quel autre. Elle s’est apprêtée, sans trop de chichis, s’habillant d’une robe d’été élégante mais confortable, ses cheveux coiffés d’une queue de cheval joliment brouillonne - de toute façon, aucune coiffure un tant soit peu sophistiquée ne pourrait survivre à la journée qui s’annonce. La pensée la fait sourire.

Elle a également ajouté, comme de coutume lors de toutes les occasions un peu spéciales de sa vie - celles où sa sœur aurait dû être présente, elle aussi - le pendentif qu’elle avait offert à celle-ci à Noël, des années plus tôt : un papillon aux couleurs irisées, cadeau inspiré de l’ancienne croyance japonaise qu’Arden avait découverte cette année-là, selon laquelle les âmes des défunts prend la forme d’un papillon pour rejoindre l’autre monde. Ainsi, Alexis a toujours l’impression que sa sœur est avec elle, tant qu’elle porte ce bijou avec elle.

Il y a assez peu de monde lorsqu’ils arrivent à la fête foraine, où ils ont choisi de passer la journée. Il est encore trop tôt pour que la foule s’amasse en une masse dense et bruyante, et Alexis est ravie de pouvoir ainsi commencer sa journée en douceur, prendre le temps de s’imprégner de l’ambiance et de la fraîcheur de la matinée avant qu’ils ne se perdent dans l’affluence de l’après-midi.

Alors qu’elle se perd déjà dans l’esquisse d’un pseudo plan de la journée qui, elle le sait, sera démoli avant même d’avoir été mis en pratique, son père lui demande ce qu’elle a envie de faire - proposant en même temps une alternative tout à fait alléchante qui invalide tous les plans qu’elle a pu élaborer depuis la veille. Des barbes à papa. Quelle idée de génie ! L’odeur que Leslie a repéré bien avant elle se fraye enfin un chemin jusqu’à ses narines et elle tourne la tête dans tous les sens pour tenter d’en trouver la source, avant de finalement tomber sur le stand qui a jusque-là échappé à son attention.

-Barbe à papa ! s’exclame-t-elle en agrippant le bras de son père comme l’enfant qu’elle n’est plus depuis longtemps. D’accord, déclare-t-elle avec un grand sourire. Démarrage en douceur et sucreries. T’es le meilleur Winny du monde.

Elle lui plante un rapide baiser sur la joue avant de s’éloigner pour aller observer les filaments de sucre colorés que le vendeur entortille en un mouvement rendu fluide par l’habitude autour d’un bâtonnet. Elle attend que Leslie la rejoigne pour reprendre, les yeux toujours rivés sur le nuage bleu qui na nargue derrière la paroi en plexiglas du stand :

-Après on pourra aller sur le carrousel, dit-elle avec une pointe d’excitation en tendant la main sur le côté où, l’on pouvait s’y attendre, se trouve un manège tournant au style ancien. Je pense qu’ils nous laisseront monter avec ça.

Le carrousel, c’est un peu son petit plaisir secret de fêtes foraines. Elle n’aime pas trop s’en vanter - hormis son père, qui la connaît depuis toujours, personne ne sait à quel point elle apprécie ces courts moments à tourner en rond sur des chevaux de bois, et c’est très bien comme ça. Sa réputation en ville en prendrait un sacré coup… Le calme de ce début de journée est idéal pour céder à ce petit caprice enfantin.

En contrepartie, elle le laisserait choisir leur arrêt suivant.